Chacun entretient avec sa mémoire une relation personnelle, unique, sauvage, inavouable assez souvent, comme avec son corps, sa langue, ses humeurs et l'ensemble de l'univers. Veuve maussade ou maîtresse voluptueuse, grande soeur ou petite fée, mais toujours orpheline des paradis, la gardienne de nos regrets n'a rien d'une trésorière ou d'une archiviste modèle, c'est la princesse aux petits pois qui n'arrive pas à dormir sur le matelas des années, et qui se retourne sans cesse pour calmer d'obscures douleurs...
Ah! qui dénoncera le mal que nous fait la mémoire? A l’instant je la comparais à une princesse insomniaque, mais je croirais plutôt qu’elle est l’animal dont on a voulu se défaire et qui revient rôder dans la pénombre. Qui ne voit qu'elle se dilate ou se rétrécit selon les heures comme l'oeil oblique du chat qui passe de l'appartement au jardin sans faire de bruit? Même si la bête se laisse caresser à l'occasion avec des ronronnements de plaisir, même si, dans sa curiosité et sa haine de l'inconnu, elle regarde autour de soi avec précaution et ne progresse qu'à l’intérieur d’un territoire délimité, elle n'a d'égards pour personne et peut déchiqueter en un éclair le paravent que nous dressons chaque matin comme un trompe-l'oeil entre elle et nous.
Le Maître des paons
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