L'Amour est un fleuve de Sibérie
Editions Grasset. 2009.
Première page
On se connaît depuis longtemps, monsieur Milianoff. Vous fréquentiez le café hôtel de la Bélugue. Ma mère vous réservait toujours sa meilleure chambre. J’ai des souvenirs de vous quand j’étais gosse et que vous jouiez avec moi au baby-foot toute la soirée. Vous remettiez toujours le même disque de J.J. Cale dans le juke-box. Cajun moon, vous vous rappelez la chanson ? What have you done, cajun moon ? Excusez mon mauvais accent. Elle est loin, cette lune-là, mais c’est comme si je la voyais chaque fois que je lève la tête au-dessus du vieux phare blanc. Cajun moon, you took my babe way too soon… C’est mon histoire qu’elle éclaire. Et peut-être la vôtre aussi...
Plus tard, vous avez cessé de venir chez nous et ma mère l’a regretté. Moi j’enrageais de la voir servir des boissons à des hommes qui cachaient si mal leurs désirs. Je me disais qu’un jour je les saisirais à la gorge et je les cognerais contre le comptoir. Des enfantillages, bien sûr. Plus je grandissais et prenais du poids, moins l’on risquait de me confondre avec Mohammed Ali. Le Yachtman disait que je faisais tout de travers mais que je progresserais. Il se trompait. Je suis incapable de me corriger. Peut-être parce que j’ai rêvé au lieu d’apprendre. Alors, je me suis rabattu sur ce coin de plage et de ciel que vous connaissez et j’ai juste essayé de traverser la vie sans faire de mal aux voisins. Vous voyez que, malgré les apparences, je ne manquais pas d’ambition.
|