Dernier couteau
Editions Grasset. 2004.
Première page
Lorsque le printemps revenait, Isidore éprouvait au réveil une joie qu’il qualifiait de « presque honteuse » à la pensée des menus bonheurs que la ville lui offrirait plus volontiers. Les femmes porteraient des robes courtes, flottantes. Les lacets de leurs espadrilles s’enrouleraient autour de leurs mollets nus. Leurs corsages échancrés déborderaient facilement, tels des compotiers qu’on renverse. Ainsi le flâneur chanceux aurait mille occasions, préparées ou imprévues, de découvrir sous les étoffes parcimonieuses la chair inaccessible et douce que l’hiver garde en réserve dans ses pelisses...
Étendu sur un lit étroit, dans sa petite chambre mansardée dont la fenêtre de bois peint ouvrait sur l’arrière-cour d’un hôtel, Isidore savourait les promesses de ce futur proche. Il avait cinquante et un ans. Onze mois plus tôt, la perte de son emploi l’avait délivré de la menace d’être remplacé à son poste par un plus jeune. À présent le pire était accompli et n’était donc plus à craindre. Un matin de juin, le 18 précisément, ironie du calendrier, alors que les moineaux piaillaient depuis l’aube dans le marronnier de la cour et que lui parvenait par intermittences le ronflement d’un aspirateur qu’une femme déplaçait de chambre en chambre en cognant les murs et les meubles, Isidore, incrédule et suffoqué, avait parcouru la lettre de licenciement qui mettait fin à plusieurs semaines de rumeurs et de démentis dans l’entreprise où il avait été embauché vingt ans plus tôt. Étrange pouvoir des formules sur le papier. Quelques lignes glaciales, rédigées dans le style impersonnel des directeurs de ressources humaines, avaient démoli le rempart de convictions qui le protégeait du malheur des bons à rien. Debout devant la fenêtre grand ouverte, serrant la lettre recommandée dans ses doigts tremblants, il avait senti comme un trou au milieu du front. Par ce trou toutes ses pensées fichaient le camp. Toutes ses croyances. Toutes ses forces. En un instant, l’hémorragie avait saccagé le petit nombre de notions sur lesquelles, au sortir d’une adolescence à la remorque des plus forts, il avait établi une existence aussi réglée qu’une montre à quartz.
Pour ne pas céder au vertige qui commençait, il avait remis la lettre dans l’enveloppe et s’était assis sur le lit, les épaules contre le mur. Que faire ? Il aurait voulu recevoir les conseils, l’aide de quelqu’un. Mais il vivait seul et aucun des locataires de son immeuble n’aurait pu comprendre qu’il venait de perdre infiniment plus qu’un salaire. Quoi exactement ? Les mots lui manquaient pour faire le tour des fiertés qui se dérobaient tout à coup. Sans doute aurait-il été plus facile de désigner les chances qui lui restaient : la santé, la force de l’âge, un certain savoir-faire industriel, la capacité de s’adapter rapidement à des machines plus performantes, l’habitude de se soumettre aux impératifs de la production et quelques autres qualités du même type, en général prisées par les employeurs. Malheureusement, une voix lui disait que ces atouts ne suffisaient plus. Quand même des entreprises nouvelles viendraient s’installer sur les ruines des précédentes, elles embaucheraient des jeunes gens.
Il en était là de ces réflexions, qui n’étaient pas des réflexions mais une pluie de coups de hache à travers des forêts gelées, lorsqu’il décida de finir la grande bouteille de bière tiède, entamée la veille et abandonnée sous une chaise.
|