La splendeur d'Antonia
Editions Julliard. 1996.
Première page
Sans évoquer le nez de Cléopâtre, dont la longueur décida peut-être du sort de Rome, il ne manque pas d’anecdotes qui nous démontrent que les causes les plus infimes peuvent avoir les effets les plus étendus. En général ces exemples ne nous touchent pas, car ils appartiennent à la grande histoire du monde à laquelle, nous autres, les bons à rien, ne prétendons pas. Mais s’il nous arrive d’apprendre que notre existence elle-même a dépendu de la rupture d’un lacet dans les doigts d’une jeune fille un peu nerveuse, l’émotion peut être assez forte pour nous arracher à la somnolence d’un soir d’hiver et nos amener à inscrire l’événement au premier chapitre d’un livre. C’est ce qui s’est produit pour moi récemment, lorsque ma grand-mère Pauline à qui je téléphonais comme tous les soirs après le repas, selon une procédure que j’expliquerai par la suite s’il y en a une, m’a rappelé l’histoire de sa propre mère, Antonia, qu’elle n’a pas connue mais dont on lui a parlé bien des fois dans son enfance (et toujours en baissant la voix). Depuis cette première révélation, j’ai questionné souvent ma grand-mère qui achève une vie exceptionnellement longue et mal remplie dans une maison de retraite près de Grenoble (elle est née en 1887 et vendait déjà des chapeaux au tournant du siècle). Aujourd’hui mes brèves conversations de chaque soir avec une femme de cent neuf ans m’ont permis de réunir assez d’éléments pour tracer un portrait de cette Antonia, origine de mes soucis. Mais d’abord je veux revenir sur ce terme de « bon à rien » dont je me suis servi plus haut, en me rangeant sans hésiter dans cette vas et peu glorieuse corporation.
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