Le sortilège
Publiée dans le recueil « Cinquante mille nuits d’amour », Editions Julliard. 1995.
Dans une maison du Languedoc, deux frères veillent sur leur jeune sœur et se racontent la tragique histoire d’amour à l’origine de ses troubles.
Extrait 1:
Ça se passe ailleurs. Plus loin que la carte. Un pays de neige et de vent. Forêt de bouleaux. Terre immense. Un moine vivait dans une cabane à l’écart. Un bandit arrive. Brutal. Ame de bourreau. Barbe rouge. Il pointe un fusil sur le froc. « Mets-toi à genoux devant moi ». Le moine dit, « pour un fusil, je ne changerai pas mes habitudes. » Barbe rouge éclate de rire, lève le fusil, vise au cœur et tire. Une fois. Et le vieux moine tombe mort. L’assassin continue de rire un moment près de la cabane à l’écart, dans cette forêt de bouleaux. Terre immense. Il rit du tour qu’il a joué au moinillon. Et de sentir qu’il a la force de son côté. Puis, en examinant de près son arme, il constate que la balle n’est pas partie.
Extrait 2:
MIMO. Nous veillons sur elle en silence comme deux vieux chiens, incapables de mordre. Gardiens de Rosa, voilà le titre auquel nous tenons plus qu’à tout.
CHRISTO. Nous parlons avec précaution. Certains mots ne seront jamais employés. D’autres prennent un sens nouveau. Parmi les verbes que nous ne conjuguons plus : le verbe aimer, le verbe trahir.
MIMO. Il y a des jours où elle met la musique très fort. Mais ce n’est pas pour l’écouter. C’est pour couvrir les bruits qui traversent les murs et la font souffrir longuement : une moto qui démarre dans le village, les cris des enfants de la classe préparatoire sur la route de la colline.
CHRISTO. Avant de revenir chez nous, elle a passé dix ans à l’hôpital de Saint-Alban. Un bon endroit pour ceux qui ont des conversations avec les morts.
MIMO. Elle a maigri. Son pas est léger. Elle passe dans la maison sans faire de bruit. Le soir elle oublie d’allumer les lampes, son visage est comme une feuille froissée.
CHRISTO. Sous les froissements et les plis, il y a un secret qui n’a pas de sens pour nous. Mais parfois elle essuie de ses cheveux un coin de vitre et elle regarde le ciel. Le dimanche elle va jusqu’à l’église et rentre aussitôt, blessée par les gens qui l’ont vue.
MIMO. On donnerait sa vie pour la revoir sortant des forêts de l’enfance. Cette lumière dans les yeux, espérance de ce temps-là. L’hiver tourbillonnait autour de son front, mais elle avançait en riant sur la terre de son désir |